Les masques de la mort : carnaval, procession ou passage ?

Les masques de la mort : carnaval, procession ou passage ? Regard anthropologique sur les visages de la mort, ici ou là, hier et aujourd’hui.

Myriam Legenne – médecin EMSP Hôpital de la Croix Rousse Lyon

Récemment, j’accompagnais un homme amené quelques instant auparavant par le SAMU pour une hémorragie sévère. Après avoir échangé quelques mots avec lui, m’enquérant de savoir s’il comprenait ce qui lui arrivait, s’il avait mal, s’il était gêné pour respirer et s’il était inquiet, après avoir répondu à ses questions, voilà que la vie s’est mise à quitter Monsieur Jean alors qu’il avait les yeux grand ouverts. La mort l’a pris, sans lui demander son avis.

Et nous, soignants, faisant le mieux que nous pouvons faire, nous voici mis devant l’évidence : la mort nous échappe, tout comme la vie d’ailleurs qui garde sa part de mystères … L’instant de la mort file de nos doigts depuis des milliers d’années. Mais depuis des milliers d‘années, l’être humain a su l’entourer, l’habiller, le rendre plus compréhensible. Éventuellement plus acceptable. Pour quelle finalité ? Chercher, mettre du sens là où se vit l’absurdité, la brutalité, et symboliser l’expérience pour être libéré du traumatisme qu’est la mort.

L’anthropologie culturelle et notamment l’ethnographie nous ont appris énormément sur les rites funéraires, aussi divers qu’il existe de cultures de par le monde. Rien n’est alors moins fascinant que de découvrir et de comprendre une telle expérience, tel des enfants tombant sur une clairière remplie d’inattendus et de mystères. Le rite en effet, a quelque chose de secret qui ne se dévoile qu’à ceux qui le vivent, révélant alors soudain ce dont les « anciens » parlent en silence. Tel que le définit Arnold Van Gennep, ce moment si particulier a une fonction éminemment symbolique en accompagnant la transition d’une étape de vie à une autre, mais il vise aussi à garantir l’unité sociale du groupe qui le pratique. Étudier les rites comme le fait l’anthropologie nous enseigne sur la façon dont les êtres humains accompagnent depuis des millénaires les leurs dans le cycle de la vie et sur la façon dont celle ci est rythmée. Après la naissance, le baptême, la circoncision, puis les rites initiatiques à l’adolescence, le mariage … enfin la mort. L.V. Thomas, un anthropologue français, s’est attaché à en décrire non pas les causes mais la façon qu’a un groupe social d’accompagner avant, pendant et après la mort l’un des siens. Nous regarderons ici quelques éléments de ce qui fait le propre d’un rite avant de s’approcher plus particulièrement de quelques masques de la mort ou comment une communauté de vivants, dans un lieu et un espace donnés, accompagnent un membre de leur groupe au moment de ce passage. Enfin, nous nous questionnerons sur l’aujourd’hui de la ritualisation de la mort en France, oscillant selon les anthropologues entre la disparition du rituel et la création de nouveaux rites. Nous tenterons d’extraire quelques pistes de réflexion pour comprendre et ainsi mieux accompagner …

Comprendre la signification des gestes posés, des paroles prononcées, des odeurs diffusées, de l’ultime toucher, des images gravées. Regarder, c’est-à-dire garder à nouveau … ou garder en mémoire une nouvelle trace de celui-là qui s’en est allé puisque plus jamais on ne le verra. Eric Fiat nous prévient de l’enjeu : « Accompagner le mourant, c’est se faire son témoin. Je me porte alors garant de son humanité. Quand la mort l’aura pris, lui aura cloué le bec, aura transformé son visage expressif de l’homme de parole en masque inexpressif, quand il ne pourra plus répondre, ne sera-ce pas à moi de répondre pour lui ? » (Fiat, 2014, Fins de vie, éthique et société). Et puisque  » le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants » nous dit Jean Cocteau, n’est-ce pas en effet dans ce lieu profond de nos cœurs que se dessine la plus grande trace laissée par ceux que nous avons accompagnés? Une trace faite parfois d’épines, mais aussi de joies et de chagrins partagés. Mystère de ce qui, à l’issue de la perte d’un être qui nous était lié, s’ouvre ou se découvre, inattendu.

A. Le rite : déroulement, fonction, permanence

1. La mort et sa portée anthropologique : moins rupture que processus

Les rites donnent aux hommes de quoi passer d’un lieu à l’autre, d’un temps à un autre, d’une étape à une autre de leur vie et de la vie de leur groupe, en assurant la permanence de celle-ci, jusque dans la place faite à la mort.
Mais qu’est-ce que la mort ? Saisie en termes anthropologiques, elle est moins le surgissement stricto sensu d’un fait qui marque la fin définitive de l’existence d’un sujet particulier, qu’un événement s’inscrivant dans un processus social et symbolique plus large. Dans cette optique, la mort est une étape, un passage parmi d’autres que les individus vont essayer de signifier collectivement afin de lui donner un sens. Elle est universelle, unique, quotidienne, tout en faisant l’objet d’interprétations culturelles plurielles et contextuelles.
A. Van Gennep a explicité les différentes sortes de rites :

– Les « rites de passage » marquent une étape dans la vie d’un individu. Ils structurent sa vie en étapes précises et permettent une perception apaisante de l’individu par rapport à sa temporalité et à sa mortalité, et pour la relation entre l’individu et le groupe. Ils sont également fondamentaux dans la construction du groupe social et dans sa cohésion.

– Les rites d’initiation sont un rite de passage particulier, qui marque l’incorporation d’un individu dans un groupe social ou religieux. Ce qui s’y vit est comme un redoublement de ces grands passages pour l’Homme que sont la naissance et la mort.

Le « rite de passage » se distingue du « rite initiatique » en cela qu’il marque une étape dans la vie d’un individu, tandis que le rite d’initiation marque l’incorporation d’un individu dans un groupe social ou religieux. Le rite d’initiation est une variable spécifique du rite de passage.

En règle générale, ils se plient aux trois modalités énoncées par Arnold Van Gennep : la séparation (mort sociale et symbolique), la mise à l’écart ou la « liminarité » (gestation symbolique avec nouveaux apprentissages) puis l’agrégation (naissance symbolique où il est considéré comme un nouveau né).
Toujours pour Van Gennep, le fil de la vie est fait de seuils, de coupures socialement et culturellement définis, que le rite a pour fonction d’accompagner, de souligner et de légitimer.

« Les entités liminaires ne sont ni ici ni là ; elles sont dans l’entre deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial. […] On peut représenter les personnes liminaires (‘les personnes du seuil’), telles des néophytes dans les rites d’initiation ou de puberté, comme ne possédant rien. » (p. 96). “Le phénomène rituel. Structure et contre-structure”, V Turner, PUF, Paris 1990.

Pour l’advenue de la mort d’une personne, réelle et non symbolique, nos ancêtres avaient leur rite dont nous avons quelques restes :
séparation : le décès
– le rite de la vérification du décès et de l’annonce du décès (« clochetteur » en campagne ou campanier, crieur des morts en ville au Moyen Âge)

liminarité avec l’exposition du défunt, la veillée funèbre, le convoi funéraire, la messes des morts, l’inhumation ou crémation

– puis l’agrégation (repas de funérailles, commémorations) après une période de deuil plus ou moins longue selon les époques et les appartenances religieuses.

2. La nécessité du récit

La mort, c’est la fin du témoignage comme le disait E Fiat. Le mort ne peut plus témoigner en son nom propre. Il a besoin des vivants pour cela. La mort ne dit rien, le mort ne dira plus rien. La mort marque la fin du langage. Dès lors, c’est au vivant que revient la nécessité de produire des signes et du sens, là même où le corps n’est plus visible. La mort signifiée se trouve toujours contextualisée et interprétée culturellement. Ainsi, confrontés à la problématique traumatisante de la mort et à l’angoisse qu’elle sécrète, les vivants répondent par la ritualité, par des représentations autour de la mort, par des croyances sur l’au delà et ses éventuelles suites.
Les cérémonies qui l’entourent traduiront toute la nécessité de répondre collectivement à l’impensable qu’est la mort de quelqu’un et qui pare forcément de la nôtre à venir. Ce traitement symbolique du mort, ancestral, exprime continuellement ce refus des hommes à concevoir l’exclusion définitive du défunt. Il marque le désir de se préserver de l’envahissement et de la contamination des morts comme de rester en lien avec eux.
La sépulture est alors comme une trace léguée, l’héritage d’une mémoire rendue concrète, qui peut contrer l’inquiétude face à ce qui se perpétue ou non par delà la mort et la disparition.

3. L’annonce d’une maladie grave : rite de passage ?

Une anthropologue Fanny Soum Poulayet envisage les soignants comme des « passeurs » qui doivent accompagner la transition et théoriquement protéger la personne du danger de la désocialisation (2007). C’est ainsi qu’elle compare l’annonce du cancer à un rite de passage mais probablement pouvons-nous élargir le contexte à toute maladie incurable évolutive : la personne passe du statut de bien-portant à celui de malade. Les soignants-passeurs « côtoient à la fois les bien-portants, les malades et les personnes en fin de vie » (Soum-Poulayet, 2007). Pour de nombreux patients, la « liminarité » s’étire tout au long de la maladie tant ce passage est difficile à vivre, et parfois insurmontable pour consentir à cette nouvelle vie qui voit la mort arriver plus vite et plus réelle. Peut-être y’a-t-il là en effet matière au rite, là où nous rencontrons et soignons d’abord un être humain qui va alors de passage en passage.

B. Ballade autour du monde : les croyances autour de la mort
1. La place de la poussière :

Les cultes voués aux morts, les croyances, les hommages adressés au défunt servent les vivants en leur permettant de faire face, symboliquement et réellement, à la menace sociale, psychique et biologique incarnée par la mort. De la préparation du mort (réparation physique parfois) à son traitement de son corps (inhumation, crémation, abandon), puis à travers les manifestations commémoratives ultérieures, tout est mis en œuvre pour que le défunt reste un élément de la lignée familiale et de la mémoire collective, tout en assurant « la paix des vivants » comme le dit LV Thomas.

Ceux-ci intègrent l’accompagnement de la dépouille de la personne dans des rites leur permettant de cheminer vers la sérénité mais aussi d’honorer le défunt, tant dans son histoire, que par son corps. Celui ci est loin d’être anodin puisque sans vie, il va entrer en décomposition. Différentes pratiques ont été développées pour en tenir compte : embaumement, crémation, ensevelissement … Jean Philippe Pierron nous dit du cadavre, qu’ »on n’a plus tout à fait un sujet, mais qu’on n’a pas encore vraiment un objet. » Ainsi, on observera une domestication de cette « ambiguïté grâce à une valorisation spécifique accordée à la poussière ». Poussière qui n’est ni liquide ni aérienne ni solide … « une figure de l’entre-deux (qui exprime le devenir, donne l’impression d’être irréductible, est figure d’un semblant d’éternité). » JP Pierron.

Diamants éternels dans une chevalière
Diamants éternels posés sur un objet symbolique
Eternal diamonds où l’entre deux est figé, et peut être aussi assimilé à un objet domestique qui sera là un temps puis rangé dans les cartons ?

Maintenir un signe réel et solide permet peut-être de contourner l’angoisse du néant, menaçante, après la disparition du corps aux yeux des proches. Cela fait écho et offre une réponse aux croyances autour de la mort que nous allons maintenant parcourir.

2. Croyances autour de la mort :

– L’effacement et le néant
– Le voyage vers un autre monde qui parfois est une réplique de notre monde en positif (le jardin clos en ancien persan) ;
– L’arrivée dans un autre monde, le Paradis la résurrection chez les chrétiens, le paradis chez les musulmans : « Voici la description du Jardin promis à ceux qui craignent Allah. Il y aura là des fleuves dont l’eau est incorruptible, des fleuves de lait au goût inaltérable, des fleuves de vin, délices pour ceux qui en boivent, des fleuves de miel purifié. Ils y trouveront aussi toutes sortes de fruits et le pardon de leur Seigneur » [Coran XLVII, 15].
chez les Juifs)

Le jardin promis
Dans les grandes religions :
– Dans le bouddhisme et l’hindouisme, l’élément clé est l’impermanence. Il y a l’idée d’un continuum de conscience qui se poursuit d’état d’être en état d’être. Une fin consciente et sereine permet à la personne décédée de renaître dans une destinée favorable. Les proches restent ainsi le plus possible aux côtés du mourant dans ses derniers instants de vie. Les rites de la cérémonie funéraire varient selon les régions d’origine, les écoles, les traditions et les cultures.Crémation en France : la loi du 19 décembre 2008 interdit de laisser l’urne dans un lieu de culte (comme au crématorium) plus d’un an : après cette période, une destination définitive doit leur être affectée
– L’hindouisme n’autorise théoriquement que la crémation. La cérémonie funéraire consiste notamment en des prières pour la bénédiction du corps et de l’âme du défunt.- Judaïsme : après le décès, une toilette rituelle est effectuée par un groupe d’hommes et de femmes pieux afin de préparer le défunt à sa rencontre avec Dieu. Soins de conservation et embaumement sont proscrits, de même que la crémation. La cérémonie funéraire sera présidée par le rabbin, qui prononcera un éloge du défunt, avant que des prières ne soient récitées.- Dans l’islam : la mort est considérée comme une étape nécessaire et le retour vers Dieu, exigeant acceptation et soumission. Lors de l’inhumation, qui doit être faite le plus tôt possible après le décès, le défunt est enseveli par ses proches et placé le visage tourné vers La Mecque. La crémation est interdite.Louis Vincent Thomas a par ailleurs défini quatre grands modèles où vivants et morts sont en lien :- La possession est un moment qui lie intimement les vivants et les morts. Les médiums malgaches se réfèrent ainsi aux esprits des ancêtres pour conseiller les vivants. Mais cette possession choisie peut être aussi subie : l’Ekong chez les Doualas où un vivant achète une personne via un sorcier, et où la personne s’affaiblit de plus en plus.- La réincarnation où l’âme du défunt revient dans le corps d’un vivant. Croyance assez courante que l’on retrouve dans l’ensemble de nos continents. Ex : Ashantis au Ghana, les Kikuyu au Kenya.- Culte des ancêtres : Asie et Afrique. Ils sont souvent représentés par de petits autels sur lequel sont faits des offrandes. Ils apparaissent souvent comme des êtres aussi familiers et rassurants qu’inquiétants et dangereux, d’où l’honneur qui leur est fait.Ex : Bamiléké (Ouest Cameroun), les morts ne sont pas vivants, certes, mais ils continuent d’exister sous la forme de forces spirituelles et sont en interaction avec les vivants, sans frontière entre les mondes visible et invisible. L’un comme l’autre participent du monde réel. La crainte des morts existent donc bien et c’est la raison d’être du culte des ancêtres.- Contamination : Les proches du défunt sont particulièrement fragilisés. Ils deviennent de par le fait de cette proximité existentielle avec le mort des êtres particuliers, situés eux aussi dans un entre-deux. Ils doivent ainsi souvent observer une période plus ou moins longue d’astreintes et d’interdits visant à préserver le groupe de la contamination de la mort d’un des proches. Dans de nombreuses sociétés ils se voient isolés du groupe communautaire pendant une période donnée.
Cette peur de la contamination est renforcée par l’idée du passage. Car le mort passe lui-même par une période de transition qui transforme son corps en cadavre qui se décompose et devient squelette. Du fait de ce passage parfois long (l’âme met parfois plusieurs mois à quitter définitivement le corps de la personne), les rites des vivants pour les morts prennent un sens particulièrement fort.Ex : Le zoroastrisme est la plus ancienne religion monothéiste encore en activité. Cette religion âgée d’au moins trois, et peut-être quatre mille ans, est issue du Mazdéisme (du nom du dieu Ahura Mazda). Elle a eu une grande influence sur le judaïsme, et donc sur les religions qui s’en considèrent héritières. Aujourd’hui quasi-inexistant en Perse (Iran), où il est né, le Zoroastrisme survit en Inde, notamment dans la région de Bombay, où l’on nomme ses adeptes les Pârsis. C’est en Inde que les Zoroastriens peuvent continuer de pratiquer leur rite funéraire traditionnel, qui consiste à déposer les cadavres des défunts en haut d’une « tour du silence » (nom récent, forgé par un traducteur britannique au XIXe siècle), où il est dévoré par des oiseaux charognards. Le but de ces funérailles « célestes » est d’éviter que le cadavre, qui est impur, ne souille la terre, le feu ou l’eau, trois éléments également sacrés.
Tour du silence où sont placés les corps pour être dévorés par les oiseaux charognards
Tour du silence où sont placés les corps pour être dévorés par les oiseaux charognards - photo
Au Mexique, le Dia de los Muertos (ou Jour des morts), moment extrêmement festif :
Crânes peints pour la fête des morts au Mexique
Parade et déguisement dans la rue pour la fête des morts au Mexique
En France, en revanche, à la Toussaint … :
– Thiais, dans le Val-de-Marne, où l’on trouve des regroupements de tombes asiatiques,
– Bagneux (Hauts-de-Seine), sépultures israélites
– Montreuil, les chapelles modernes et très onéreuses dans lesquelles investissent des gens du voyage.
– cercueils fantaisie Ghana
hindous : crémation de l’épouse avec le défunt
boudhistes
Le retournement à Madagascar« Il y a peu de cultures en dehors de la nôtre où l’on croit que l’être humain est soit totalement vivant, soit totalement mort. Dans bien des cas, l’on pense une sorte d’état « intermédiaire », un processus qui met en relation ces différents mondes et états. » nous dit Maurice Bloch (1993). Nous pouvons nous poser la question de savoir quelle place le numérique va prendre, 30 ans après cette phrase.
Retournement en terre Malgache
MyReplika, l’application mobile qui fait parler les morts.- in : Le Monde, l’été en séries, 29/07/2017, p. 16 :
En Californie, deux jeunes russes ont créé un moteur d’intelligence artificielle capable de converser avec l’entourage d’un défunt, en intégrant ses souvenirs et ses expressions.
Le 28 novembre 2015, un jeune homme de 34 ans nommé Roman Mazurenko décède percuté par une voiture à Moscou. Sa meilleure amie, Eugenia Kuyda, décide alors de créer un chat-bot à l’image de Roman. Avec l’aide de sa start-up spécialisée dans l’intelligence artificielle, Luka, elle intègre dans ce bot des milliers de messages, de tweets et de textos envoyés par son ami, y a ajouté les traits de caractère qui le définissait, et a finalement réussi à entamer en 2016 une discussion avec son double numérique.

C. Ritualisation de la mort en France : qu’en est-il aujourd’hui

1. Evolution au fil des siècles :

Pour les historiens, la suppression du deuil et la simplification des funérailles remontent au XVème siècle où s’amorcent les débuts d’une pensée dualiste opposant d’une part le corps, de l’autre l’âme. C’est aussi la naissance d’une pensée individualiste qui n’implique plus la prise en charge du mort par la communauté mais par sa famille. Les avis de décès avant le XVème siècle étaient criés publiquement et sont devenus au fil des siècles l’affaire privée des familles qui informent les proches par l’envoi de faire-part individuels.
En Occident, cette individualisation de la mort a engagé toute une réflexion sur la « disparition » ou la « négation » de la mort notamment avec les travaux de Philippe Ariès qui parle de « mort sauvage » à partir des années 60/70. M Hanus parle, lui, de « privatisation » et « d’occultation sociale » (2002).
Pourtant Michel Hanus (2002) remarquait déjà il y a quelques années « l’éclosion de nouvelles pratiques sociales » face à un double mouvement : vivre la mort et le deuil dans l’intimité familiale et personnaliser les cérémonies et les pratiques, les rites traditionnels étant « ressentis comme trop formels, déshabités, impersonnels. » M Hanus constatait que la  » nécessité du deuil et son inévitabilité, étaient mieux perçues de la population de même que l’utilité de donner cours et expression aux émotions douloureuses. »

2. Rites et pratiques aujourd’hui : un vide de rites ou des rites en creux ?

On observe une diversité culturelle et religieuse, ainsi qu’une diversité d’expressions funéraires et areligieuses, mais parfois tout autant spirituelles.

Les trois religions principalement représentées sont le christianisme, l’islam et le judaïsme, mais se pratiquent également le bouddhisme ou l’hindouisme. Des cérémonies civiles s’inventent, se créent, se transmettent, aussi.

Pour Damien Le Guay, vice-président du Comité national d’éthique du funéraire, la place du rite funéraire a évolué selon 3 axes. Selon ce professionnel du « funéraire » en France, ses rites se sont au fil du temps, appauvris  avec la disparition du religieux ; ils ont perdu de leur force et de leur sens. Dans le même temps, explique-t-il, « le développement d’un “bricolage rituel” est venu les remplacer, chacun essayant de créer un rituel pour remplir les fonctions autrefois assurées par le rite religieux, sans toujours y parvenir ». Enfin, la crémation est de plus en plus utilisée, puisque celle-ci est utilisée pour 30 % des décès (contre 20 % en 2001). Les raisons de cet engouement : une technique funéraire respectueuse du défunt, abordable financièrement, en accord avec la religion s’il y en a une (J Fournier, 2013). Pourtant, les vivants sont parfois un peu abasourdis par cette pratique qui n’a pas vraiment été accompagnée par une ritualité, sociale mais aussi temporelle et spatiale. Ainsi peut s’entendre une « revendication d’un droit au rite » (Albert, 1999) dans une population moins religieuse mais aspirant à trouver sa forme propre de spiritualité, convoquée lors d’un décès. La ritualisation donnerait alors « une forme conventionnelle aux interactions avec les autres en délimitant des formes légitimes d’expression de la douleur et de l’attachement au défunt, contribuant ainsi à la définition de rôles différenciés et socialement admis » (Albert, 1999).

Peut-être n’observons-nous donc pas un vide quant aux rites funéraires, mais des rites en creux. Certes le spirituel s’est retiré de la sphère publique, et le religieux bien sûr ; en revanche, une recherche de spiritualité existe indéniablement, qui s’exprime aussi ou se révèle au moment de la mort d’un proche. Une amie me disait après la mort d’un de ses amis : « la leçon de tout cela, c’est qu’on ne peut pas vivre sans spiritualité ». Alors peut-être que les rites, quel que soient leurs formes et leurs origines, sont en creux, c’est-à-dire qu’ils sont plein d’un désir, d’un appel à trouver plus juste, plus vrai, plus authentique, pour continuer à vivre après la mort d’un proche tout en trouvant du sens et du gout à cette vie-là, un peu creusée.

Le rite n’est pas que folklore ou tradition, il est aussi teinté de toute la vie psychique de la personne qui reste, vivante, bien que contenue par le groupe. L’angoisse qui découle de l’incertitude, de la douleur de la perte, du vide laissé par la personne morte, vient bien de cette séparation intimée par la mort de l’autre. C’est par ce dé-saisissement que se marque le seuil liant vie et mort, mort et vie, tout en les déliant. Les proches sont très souvent marqués lorsque la personne entre en phase agonique, cet entre-deux qui nous échappe, et qui marque la liminarité entre le monde des vivants et celui des morts. En cela le passage est un support destiné à la charge symbolique et qui est souvent empreint d’un caractère sacré (C Le Grand Sébille, 2004). Et si ce n‘est sacré, ce sera sensé …. « Le rite fait corps et sens » nous dit Luce des Aulniers, et en cela, « il résiste à la pourriture, à l’anomie, à la disparition, à l’absurde, toutes figures de la mort… Mieux, il fait corps pour faire sens. »
Peut-être, une piste, serait non pas de déterminer le sens des choses a priori mais pouvoir trouver suffisamment de ressources en nous, en l’autre, dans le groupe, pour donner sens à ce qui se donne à vivre.

Pour conclure :

Il n’est pas facile en effet de se laisser dessaisir, de se laisser détacher tout en contenant suffisamment la douleur de la perte pour ne pas exploser sous la réalité de cette expérience. Expérience propre chacun, et que chacun vivra très différemment, pour la mort d’une même personne. De même pour le passage en lui-même de la mort qui échappe à autrui. Passage qui est le dernier de cette vie là, dont personne ne peut témoigner et dont personne n’est revenu. Ce passage là, tout comme celui de la naissance, ne peut en fait être ritualisé. Les gestes qui précèdent ou suivent la mort de la personne peuvent de fait être mis en forme, en gestes et en mots, trouver signification pour une personne et pour le groupe. Pas une vie qui ne ressemble à une autre, pas une mort non plus. Tout ce qui fait le rite funéraire est fait pour les vivants, le défunt y échappe et s’y soustrait, de fait. Mais l’inverse n’est pas vrai : les vivants ne peuvent ni échapper ni se soustraire totalement à la fin de vie de la personne. Et c’est parfois si difficile de se tenir là … Lors d’un entretien avec les proches d’un patient récemment, et à la suite d’un souhait qu’ils avaient émis que leur père soit euthanasié, nous leur avions suggéré puisqu’ils se rendaient compte que cet homme – leur père et mari – tenait à la vie, de lui parler, de lui dire qu’ils étaient présents jusqu’à sa mort. Cela les a vraisemblablement choqué que l’on puisse parler de la mort, alors qu’eux parlaient simplement – ou au contraire ? – d’euthanasie. Était-ce, par ce désir d’euthanasie, le souhait avant tout de pouvoir maîtriser le moment mais aussi la façon de mourir qu’ils portaient ? On pourrait se demander si la demande d’euthanasie n’est pas une façon de ritualiser un passage qui nous échappe totalement et dont on redoute tellement le déroulement … et qui plus est l’issue ! Il est peut-être en effet plus facile de parler du rite ou du ritualisable (l’euthanasie, la bonne mort, la mort en silence, la mort maîtrisée : un produit, toujours le même ; une conséquence, toujours la même) que de vivre ce qui jamais ne pourra être ritualisé : le passage en tant que tel, la mort d’autrui et qui plus est de soi-même, qui toujours échappera à la science, au savoir et à la compréhension humaine.

« Lorsqu’il n’est plus envisagé de guérison possible, voire même de survie à brève échéance, lorsque l’existence d’une personne la confronte implacablement à l’expérience inassumable d’un dessaisissement, que reste-t-il de nos savoirs et de nos certitudes ? Médecin, soignant, accompagnateur, et plus simplement être humain, serons-nous capables d’adopter une responsabilité à concevoir, comprendre et respecter dans ses enjeux, ses insuffisances, ses limitations et même ses énigmes ? En fin de compte, il n’est de véritable courage que d’assumer nos fragilités, fussent-elles mortelles. » (E Hirsch, 2001)

Ne faisons pas du passage de la mort un rite de plus, ou alors un rite où la démaîtrise serait de mise. Puissions nous accompagner l’avant, l’instant, l’après, de notre place de soignant, et non pas de sachant. Acceptons parfois (à chaque rencontre !), de ne pas savoir et de nous laisser guider par celui qui, s’acheminant vers sa mort, est le seul capable de nous initier à son rite propre et unique. Restent les vivants, qui auront été si ébranlés par le parcours de la maladie, les chamboulements familiaux et sociaux, par le chagrin et parfois la colère. Ils n’auront pas toujours les clefs du rituel vécu quand bien même ils connaissent si bin leur conjoint, leur fils ou leur mère. Ils auraient peut-être souhaité que « ça aille plus vite à la fin », ils se montreront surpris comme s’ils n’avaient rien entendu du pronostic, par l’inattendu de la mort soudaine. Pour ceux là, nous aurons toujours à tendre l’oreille, écouter leur vie avec celui en partance ou déjà parti. Comme à l’épouse de Monsieur Jean qui était absente au moment de sa mort, nous pourrons ainsi restituer au fil des jours, des mois, des années d’accompagnement, un peu de ce dont nous nous serons fait les témoins et les passeurs, guidés par celui qui aura été au cœur de sa vie et au cœur de son passage. Et laisser les vivants tricoter leur deuil.

Bibliographie :

E. Fiat : L’accompagnement comme devoir de civilisation, dans Fins de vie, éthique et société, ouvrage collectif sous la direction d’E. Hirsch, Ed. Eres, 2014, 599 p., pp 30-34.

M.Castra : Bien mourir – Sociologie des soins palliatifs, 2003, coll. Le Lien social, Ed.PUF, 384 p.

Michel Hanus, 2002 « Évolution du deuil et des pratiques funéraires », Études sur la mort 2002/1 (no 121), p. 63-72. DOI 10.3917/eslm.121.0063

Emmanuel Hirsch, « Sens et enjeux du soin », Études sur la mort 2001/2 (no 120), p. 57-67. DOI 10.3917/eslm.120.0057

MA Berthod : Marc-Antoine Berthod, « Entre psychologie des rites et anthropologie de la perte », Journal des anthropologues [En ligne], 116-117 | 2009, mis en ligne le 01 juin 2010, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://jda.revues.org/3432

Jean-Pierre Albert. Les rites funéraires. Approches anthropologiques. Les cahiers de la faculté de théologie, 1999, pp.141-152.

M. Bloch « La mort et la conception de la personne », Terrain, 20, 1993.

C Le Grand Sébille : Evolution des rites et des pratiques – « Des rites pour se situer » paru dans l’ouvrage collectif : Face aux fins de vie et à la mort, sous la direction de Emmanuel Hirsch, Coll. Espace Éthique, Vuibert, 2004, pp. 257-259

Par Julien Fournier : https://www.lenouveleconomiste.fr/dossier-art-de-vivre/rites-funeraires-et-religions-le-multiculturalisme-20294/ Publié le 31/10/2013

Luce Des Aulniers : Anthropologie du temps et rite, Cahiers du Cirp, Volume 1, pp. 80 à 103, Anthropologie du temps et rite dans la mire de la mort.

LE DEUIL, AUJOURD’HUI, Jean Allouch, ERES | Cliniques méditerranéennes 2007/2 – n° 76 pages 7 à 17

Commentaire (3)

  • Alice Guery| 24 novembre 2019

    En effet, Francois Froger, passant a Bahia en 1696 a bord d’un vaisseau de l’escadre de M. de Gennes au retour d’une croisiere au-dela du detroit de Magellan, ecrit2 : «Le 21 juin, Nos Messieurs (les officiers), apres avoir ete saluer le Gouverneur et l’Intendant dont ils recurent mille honnetetez furent voir la Procession du Saint-Sacrement qui n’est pas moins considerable en cette ville par une quantite prodigieuse de croix, de chasses, de riches ornemens, et de troupes sous les armes, de corps de Metiers, de Confrairies et de Religieux, que ridicule par des troupes de Masques, d’Instrumens et de Danseurs, qui par leurs postures lubriques troublent l’ordonnance de cette sainte ceremonie. »

    • Brigitte - Pourtant la vie| 26 novembre 2019

      Merci pour votre très intéressant rappel historique Alice. Comme l’écrit Myriam Legenne: « L’anthropologie culturelle et notamment l’ethnographie nous ont appris énormément sur les rites funéraires, aussi divers qu’il existe de cultures de par le monde. Rien n’est alors moins fascinant que de découvrir et de comprendre une telle expérience, tel des enfants tombant sur une clairière remplie d’inattendus et de mystères. Le rite en effet, a quelque chose de secret qui ne se dévoile qu’à ceux qui le vivent, révélant alors soudain ce dont les « anciens » parlent en silence. »
      Il en est des rites funéraires comme de tous les autres rites, rites rassemblant ceux qui pour l’occasion vont faire société.

  • De quoi notre regard sur la mort est-il le nom ? – Association "Pourtant la Vie"| 2 août 2018

    […] à penser la mort de chacun à mesure de la pluralité de la vie menée de même par chacun : Myriam Legenne nous l’a expliqué avec une grande richesse ce matin : un regard anthropologique sur la mort met […]

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