Les masques de la mort : carnaval, procession ou passage ?

Les masques de la mort : carnaval, procession ou passage ? Regard anthropologique sur les visages de la mort, ici ou là, hier et aujourd’hui.

Myriam Legenne – médecin EMSP Hôpital de la Croix Rousse Lyon

Récemment, j’accompagnais un homme amené quelques instant auparavant par le SAMU pour une hémorragie sévère. Après avoir échangé quelques mots avec lui, m’enquérant de savoir s’il comprenait ce qui lui arrivait, s’il avait mal, s’il était gêné pour respirer et s’il était inquiet, après avoir répondu à ses questions, voilà que la vie s’est mise à quitter Monsieur Jean alors qu’il avait les yeux grand ouverts. La mort l’a pris, sans lui demander son avis.

Et nous, soignants, faisant le mieux que nous pouvons faire, nous voici mis devant l’évidence : la mort nous échappe, tout comme la vie d’ailleurs qui garde sa part de mystères … L’instant de la mort file de nos doigts depuis des milliers d’années. Mais depuis des milliers d‘années, l’être humain a su l’entourer, l’habiller, le rendre plus compréhensible. Éventuellement plus acceptable. Pour quelle finalité ? Chercher, mettre du sens là où se vit l’absurdité, la brutalité, et symboliser l’expérience pour être libéré du traumatisme qu’est la mort.

L’anthropologie culturelle et notamment l’ethnographie nous ont appris énormément sur les rites funéraires, aussi divers qu’il existe de cultures de par le monde. Rien n’est alors moins fascinant que de découvrir et de comprendre une telle expérience, tel des enfants tombant sur une clairière remplie d’inattendus et de mystères. Le rite en effet, a quelque chose de secret qui ne se dévoile qu’à ceux qui le vivent, révélant alors soudain ce dont les « anciens » parlent en silence. Tel que le définit Arnold Van Gennep, ce moment si particulier a une fonction éminemment symbolique en accompagnant la transition d’une étape de vie à une autre, mais il vise aussi à garantir l’unité sociale du groupe qui le pratique. Étudier les rites comme le fait l’anthropologie nous enseigne sur la façon dont les êtres humains accompagnent depuis des millénaires les leurs dans le cycle de la vie et sur la façon dont celle ci est rythmée. Après la naissance, le baptême, la circoncision, puis les rites initiatiques à l’adolescence, le mariage … enfin la mort. L.V. Thomas, un anthropologue français, s’est attaché à en décrire non pas les causes mais la façon qu’a un groupe social d’accompagner avant, pendant et après la mort l’un des siens. Nous regarderons ici quelques éléments de ce qui fait le propre d’un rite avant de s’approcher plus particulièrement de quelques masques de la mort ou comment une communauté de vivants, dans un lieu et un espace donnés, accompagnent un membre de leur groupe au moment de ce passage. Enfin, nous nous questionnerons sur l’aujourd’hui de la ritualisation de la mort en France, oscillant selon les anthropologues entre la disparition du rituel et la création de nouveaux rites. Nous tenterons d’extraire quelques pistes de réflexion pour comprendre et ainsi mieux accompagner …
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De quoi notre regard sur la mort est-il le nom ?

Julie Henry, Maître de conférences en philosophie et éthique – ENS de Lyon

Ce qu’implique envisager la fin de vie depuis la mort
L’idée forte et originale à partir de laquelle cette journée interprofessionnelle nous propose de nous mettre en mouvement m’a tout de suite semblé à la fois foncièrement évidente (oui, en effet, parler de la mort en fin de vie… !) et en même temps révolutionnaire (puisque, pour accompagner avec constance la vie « jusqu’au bout », on put avoir tendance à repousser au loin la mort, comme si la mettre au centre des échanges risquerait de mettre les personnes en fin de vie parmi les « déjà moins en vie »). Chiche ! Et si on parlait de la mort pour mieux accompagner la vie… ?! Et si c’était finalement un moyen au contraire de faire que le « déjà presque mort » empiète un peu moins sur le« encore en vie » ? Je m’explique : on agit souvent en fonction de ce que l’on envisage pour la suite – je choisis des études en fonction du métier que je veux exercer (d’où la difficulté d’ailleurs de se décider à la sortie de l’adolescence en raison de cette difficulté à se projeter dans une vie professionnelle à venir) ; je mets dans ma valise des vêtements en fonction du temps prévu là où je dois me rendre ; je choisis et dose un médicament en fonction de l’effet que je souhaite en obtenir, etc. En toute logique dès lors, je vais accompagner la fin de vie en fonction de la manière dont je me représente la mort. Sauf que, dans le cas de l’accompagnement, la personne qui accompagne n’est pas la même que celle qui est en fin de vie, et de là peuvent naître des malentendus … si on ne s’autorise pas à parler de la mort autrement qu’en termes techniques et/ou organisationnels, si on ne se donne pas les moyens de s’interroger ensemble sur la manière dont on se la représente.

Et il y a alors des fois où, animés des meilleurs intentions, on peut « taper à côté », pour reprendre l’expression d’un psychologue lors d’une journée organisée récemment autour de la vieillesse, et ce avec les meilleures intentions. Il citait l’exemple d’une personne âgée, résidant dans un EHPAD et n’ayant pas vu sa fille depuis de très longues années. Des soignants accompagnant cette personne âgée au quotidien et s’étant inquiétés de l’absence de liens familiaux de cette personne âgée approchant de la fin de sa vie, ont alors pris l’initiative de partir à la recherche de cette fille, de prendre contact avec elle et d’organiser une rencontre entre elle et sa mère, dans l’idée que c’était le moment où jamais de renouer ce lien, de faire que la personne âgée ne décède pas sans proche à ses côtés, de faire que la fille ne reste pas avec le regret de n’avoir pas renoué avec sa mère avant le décès de cette dernière. Oui mais … Oui, mais le lien était rompu depuis des années, mais l’enfance de cette fille avait été marquée par les placements successifs en famille d’accueil, mais ce que la personne âgée avait à dire s’adressait difficilement à une personne lui étant devenue étrangère, etc. Ce moment a finalement plus accentué le malaise et le traumatisme qu’autre chose. Il ne s’agit pas d’un jugement de ma part, entendez-moi bien : les soignants à l’origine de cette initiative ont vraiment agi avec les « meilleures intentions » … Cela aurait d’ailleurs pu fonctionner, me direz- vous ! Oui, bien sûr, et cela aurait été une magnifique histoire : on ne peut jamais prédire avec certitude la manière dont se passeront les choses. Mais plus qu’une relecture a posteriori de cette initiative, qui n’aurait pas grand sens en tant que telle, c’est ce qu’elle dit de la manière dont nous nous représentons ce que serait une « fin de vie réussie » qui m’intéresse ici, une fin de vie liée à la manière dont nous nous représentons couramment la mort dans notre société.
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